L'histoire de la Tabatière et de la Prise

Le but de petits objets tel que les flacons à priser impériaux russes est bien connu. Cet exemple provenant de la collection de la cour des Qing à Beijing a été réalisé pour l'empereur Qianlong.

Très simplement, ces objets ont été créés pour remplacer la tabatière européenne, inutilisable. Une magnifique tabatière royale russe représente l'impératrice Elisabeth, fille de Pierre le Grand. Elle a été fabriquée en 1761, ce qui correspond au milieu du règne de l’empereur Qianlong.

La richesse tant du flacon que de la boîte est une démonstration de l’aspect social de la prise à la cour de cette époque en Europe et en Chine. Cependant, c’est au travers de l’utilisation des flacons à tabac à la cour impériale des Mandchous au début du XVIIIe siècle et aux efforts artistiques concomitants visant à les améliorer et à leur conférer des qualités en plus de leur usage fonctionnel que ces objets ont acquis une véritable valeur en tant qu’œuvres d’art.

Avec les conditions atmosphériques humides d'Asie, la boîte européenne munie d’un couvercle ouvrant largement sur le dessus s'est révélée incapable d'empêcher l‘altération des substances sèches conservées à l'intérieur. En outre, sa grande taille et ses angles vifs la rendaient encombrante et inconfortable. Il fallait donc trouver un récipient avec une ouverture réduite qui puisse atténuer les effets néfastes de l'humidité. La tabatière aux formes souples munie également d’une très petit goulot facile à clore s’est révélée être la solution idéale.

Essentiel également, le flacon était assez petit pour être facilement transporté comme le montre une magnifique photographie de la fin du XIXe siècle représentant deux cavaliers, probablement mongols, qui discutent des avantages et des inconvénients du flacon qu’ils tiennent chacun dans une main.

Il est très probable que les flacons à médecine chinois utilisés pour stocker les médicaments ont été le modèle sur lequel les premiers flacons à tabac à priser furent créés. La photo ci-dessous illustre quatre exemples de flacons à médicaments du XIXe siècle, quoiqu'ils n'auraient certainement pas été différents au XVIIe siècle. Ils portent les noms de la pharmacie ou les vertus des médicaments stockés à l'intérieur, ou les deux. Il est facile de comprendre pourquoi ils ont été les modèles appropriés à l’élaboration d’objets destinés à stocker du tabac à priser. Munis de bouchons, ils peuvent aisément tromper un oeil non averti.

Il est également concevable que les Européens, qui les premiers introduisirent le tabac à priser dans les villes portuaires et les capitales de l’Est, se soient rendus compte des contraintes inhérentes à leurs propres boîtes et aient introduit un autre type d’objet à partir duquel la forme continua à être développée. Dans les deux cas, la création et le développement ont été un succès total. Le tabac à priser est originaire des Amériques et était couramment utilisé en Europe au XVIIe siècle, où il était devenu un produit de luxe. Le moment exact de son introduction en Chine depuis le Nouveau Monde et l'Europe n'est pas clair, mais à la fin du XVIe siècle et certainement au XVIIe siècle, cette importation était régulière. La figure 3a montre les routes commerciales établies au XVIIe siècle.

La photo suivante montre un flacon en verre provenant de la collection privée de Bob Hall contenant du tabac indigène chinois. L’objet, qui date probablement de la fin du dix-huitième ou du début du dix-neuvième siècle, contient une belle poudre de tabac brune et sombre.

Les premières archives prouvent sans l'ombre d'un doute que si fumer du tabac – largement répandu en dehors du cercle royal - était mal vu à la cour, priser une poudre parfumée par diverses épices aromatiques ou essences ne l'était pas. En fait, la prise fut volontiers encouragée en tant que substance médicinale utile. On pensait qu'elle guérissait de nombreux maux, du rhume aux maux de tête jusqu'à une foule de maux d'estomac.

Au cours de ces premières années, la tabatière devint l’objet de toutes les convoitises pour obtenir des faveurs à la cour. Une fois que l’empereur Kangxi eut adopté la prise, les puissants courtisans s’y intéressèrent rapidement. Priser devint un rituel social qui permettait de distinguer l'élite de la société. Cette habitude concerna d’abord la région Nord avec comme centre la métropole tentaculaire de Beijing.

Le résultat de cet intérêt croissant et l’intensification de la production de tabatières ont été non seulement une aubaine pour les industries concernées, mais également une bénédiction pour les collectionneurs d'aujourd'hui. Ces petits trésors reflètent, en miniature, les extraordinaires réalisations artistiques de la dynastie Qing.

Une récente publication en ligne par Messieurs Moss et Sargent sur « The Marakovic Collection », met en relief l’intérêt de la qualité et du type de tabac à priser que l’on devait stocker, ainsi que la façon dont cela a pu dicter la forme, la matière, l’opacité et en particulier la taille du goulot d’un flacon donné. Messieurs Moss et Sargent soutiennent que si ces facteurs pouvaient varier pour des raisons esthétiques et économiques, ils devaient néanmoins prendre en compte ce qui était le mieux pour la conservation du tabac ou la préservation de sa saveur. Il est probable que les consommateurs faisant partie de l’élite avaient leurs propres opinions sur les types appropriés d’ouverture, d’habitacle, de matière et de décoration et ce pour des types de tabac à priser particulier.

Le tabac à priser variait énormément selon d’où il venait. Le tabac « domestique » provenait des provinces du Shandong, du Sichuan, du Guangdong, du Zhejiang et du Jiangsu alors que le tabac à priser le plus apprécié et certainement le plus cher venait d’Espagne, de France et d’Écosse avec aussi le plus réputé de tous, celui du Brésil.

La bouteille de tabac brésilien à droite provient de la collection de Yeung Tat Che à Hong Kong. Il date probablement du milieu du XIXe siècle. Il est intéressant de noter qu'en 1714, le père Kilian Stumpf a présenté à l'empereur Kangxi un cadeau de 48 récipients de «tabaco de amostrinha», la même marque que le tabac à priser brésilien illustré ici.

En Occident, il semble y avoir eu autant de partisans et de détracteurs célèbres en ce qui concerne la consommation de tabac à priser. En Amérique, Dolley Madison, l'épouse du président James Madison, était une partisane de renom. Son habitude de la prise était légendaire parmi les initiés de Washington. Une boîte à tabac en argent datant des années 1800 avec ses initiales inscrites sur le couvercle est encore visible dans la ferme de la famille Madison, à Montpellier, à Orange, en Virginie.

Un ami proche de la famille Madison a dit un jour que la tabatière de Dolley exerçait une influence magique et semblait constituer une protection contre l’hostilité, à l’image du partage du pain et du sel pratiqué dans de nombreuses tribus sauvages. Selon Elsa Glickman dans « Chinese Snuff Bottle Mania », au moment de la guerre de 1812, Dolley offrait du tabac à priser ainsi que de la crème glacée à ses invités lors de dîners à la Maison Blanche.

Outre la Première Dame, beaucoup d’hommes et de femmes connus à l’époque de la première république prisaient. La reine Charlotte, épouse du roi George III d’Angleterre, figurait sur cette illustre liste, ici peinte par Allan Ramsay en 1761. Charlotte consacrait une salle entière du château de Windsor à son stock de tabac à priser. Elle était connue sous le nom de «Snuffy» Charlotte. Son fils, George IV, changeait de tabac en fonction de l'heure de la journée et disposait d'une salle de stockage dans chacun de ses palais.

Beaucoup plus tôt dans l’histoire européenne, bien avant que le tabac à priser n’arrive en Chine, Catherine de Médicis, reine de France et épouse d’Henry II, fut convertie au tabac à priser. Catherine était tellement impressionnée par l’effet palliatif du tabac à priser sur ses maux de tête persistants qu’elle déclara que dorénavant le tabac serait nommé « Herba Regina » ( Queen’s Herb). Ici, une jolie miniature de Catherine, attribuée à François Clouet datant des années 1550.

Catherine a été initiée au tabac par le diplomate et universitaire français Jean Nicot. Le botaniste suédois Carl Linnaeus latinisa le nom de Nicot en nommant cette plante, Nicotiana tabacum, d’où nicotine. Le plan de tabac peut être considéré comme son homonyme. Le sceau royal d’approbation de Catherine contribua à populariser le tabac à priser dans la noblesse française.

Pour revenir en Grande-Bretagne, une autre source décrit la dernière volonté en 1777 d’une priseuse de tabac moins illustre mais non moins intéressante, une certaine Madame Margaret Thompson. Elle indiqua dans son testament que «son corps décédé soit recouvert du meilleur tabac à priser écossais, que ses porteurs porteraient des chapeaux de castor couleur tabac à la place du noir, et que les porteurs seraient munis chacun d'une boîte contenant le meilleur tabac à priser écossais pour se requinquer le long du chemin. "

Le pape Urbain VIII fut gravé dans le marbre par l'incomparable sculpteur baroque Gian Lorenzo Bernini à la fin des années 1630. Ce pape était un détracteur du tabac à priser. Il en vint même à interdire l'utilisation du tabac à priser dans les églises et à menacer d'excommunication les preneurs de tabac à priser, y compris les prêtres. Il estimait que l'acte d'éternuer était trop proche de l'extase sexuelle.

En 1643, le tsar russe Michel 1er interdit la vente de tabac et institua le châtiment de trancher le nez du preneur de tabac à priser, mode de dissuasion très clair.

Les explorateurs et les commerçants européens, en particulier les Espagnols et les Portugais, ont étendu la culture du tabac aux confins de leurs empires. Certaines sources affirment que le tabac, importé presque exclusivement pour être fumé, fut introduit aux Philippines par les Espagnols au cours du dernier quart du XVIe siècle. De là, il s’étendit au Japon, à la Corée et enfin à la Chine.

De même qu’en Europe, en Chine, priser était avant tout une habitude élitiste. Bien que cela n’ait vraiment commencé que dans la première moitié du dix-septième siècle, c’est à sa fin que cela commença à attirer sérieusement l’attention de la famille royale (débuta sérieusement). Il semble certain qu’à la fin du règne de l'empereur Kangxi la consommation de tabac à priser était assez bien une habitude impériale. Le portrait montre l'empereur à un âge avancé en tenue officielle.

Dès 1684, l'empereur Kangxi - lors de la première de ses six grandes visites d'inspection dans le sud de l’Empire, événement majeur de l'administration impériale mandchoue - se vit offrir des cadeaux, dont du tabac à priser, par deux prêtres jésuites à Nanjing ; prêtres qui, incidemment, auraient très certainement été excommuniés par Urbain VIII quarante ans plus tôt. L'empereur décréta: «Nous avons reçu vos cadeaux. Cependant, ces cadeaux sont rares, même dans votre propre pays. Nous vous accordons [c.-à-d. retournons], à l’exception du tabac à priser, dont l’acceptation rencontre notre approbation. »Il garda le tabac à priser mais rendit tous les autres tributs.

L'empereur donna également en cadeaux tant du tabac à priser que des tabatières à de dignes destinataires. Des documents de 1703 et 1705 détaillant ces cadeaux sont largement publiés. Bien qu'aucune référence similaire à du tabac à priser n'ait été trouvée dans les archives de l'empereur Yongzheng, le successeur de l'empereur Kangxi, il écrivit sur le tabac et décria les aspects négatifs du tabagisme.

Le nombre colossal d'œuvres d’art commandées par l'empereur Qianlong au cours de sa vie est bien inventorié. Parmi celles qui ont survécu, on retrouve largement les tabatières. Un commentaire du prêtre jésuite français Amiot en 1774 suggère qu'à cette époque, la consommation de tabac à priser était encore très centrée sur la capitale.

Cependant, de nombreuses preuves suggèrent en vingt ans une rapide expansion de cette pratique dans l’empire. Des références au tabac à priser et aux tabatières, notamment dans les écrits de voyageurs occidentaux, sont nombreuses à partir des années 1790.

Lord Macartney, le premier émissaire de Grande-Bretagne en Chine, dont le célèbre artiste William Alexander illustra la première rencontre avec l'empereur en 1793, déclara dans ses écrits sur les chinois: «Ils prisent également du tabac, principalement du Brésil, mais en petites quantités, pas dans cette profusion abominable souvent pratiquée en Angleterre, même par certaines de nos meilleures dames ». Cette remarque était surement une critique équivoque à l’encontre de l'épouse du monarque anglais, « Snuffy » Charlotte.

Au milieu du XIXe siècle, la consommation de tabac à priser était devenue monnaie courante dans toute la Chine. Érudits et marchands supplantent la cour en devenant les principaux consommateurs. Les amateurs privés ont pris le relais. En résulte une demande accrue de tabatières et une croissance des ateliers régionaux pour y répondre. Cet intérêt de masse conduisit à une production de masse, les fours Jingdezhen augmentèrent leur puissance de feu et produisirent des milliers et des milliers de tabatières. La fin de la dynastie Qing vit la fin de la grande époque du tabac à priser.